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vendredi 27 juin 2008

1ère chronique mexicaine

OBSERVATEUR DES DROITS HUMAINS AU CHIAPAS


1° LES CAMPEMENTS CIVILS POUR LA PAIX

En février 1995, le gouvernement d’Ernesto Zedillo rompait unilatéralement le dialogue entamé avec l’EZLN (Armée Zapatiste de Libération Nationale) et violait la trêve conclue un an plus tôt avec elle en lançant l’armée fédérale à l’assaut de leurs positions au Chiapas[1]. Pour éviter un bain de sang et respecter la demande de la société civile mexicaine et internationale, qui s’était prononcée pour une solution pacifique au conflit surgi en janvier 1994, le commandement de l’armée zapatiste avait ordonné le repli des guérilleros comme des civils. Il s’en est suivi un long siège de l’armée fédérale, qui a alors occupé les communautés[2] désertées de leurs habitants. Isolés du monde, les civils en particulier ont passé des moments très durs dans les montagnes où ils se sont réfugiés, craignant d’être rattrapés et massacrés. Lorsqu’ enfin l’armée a levé le siège, les villageois ont pu retrouver leur logis souvent dévastés, leurs outils brisés, leurs points d’eau empoisonnés, leurs récoltes volées… C’est après cet épisode douloureux que les populations civiles ont créé les Campamentos Civiles por la Paz (les Campements Civils pour la Paix) au sein de leurs communautés, afin de recevoir des observateurs des droits humains[3] nationaux et internationaux. Le but était de rompre l’isolement dans lequel ils s’étaient retrouvés aculés et de dissuader les autorités de commettre des exactions à l’encontre des villageois, exactions qui seraient aussitôt dénoncées internationalement. C’est dans ce cadre que j’ai pu être l’un des premiers observateurs des droits humains à pénétrer en territoire zapatiste, dès 1995. Je m’étais déjà rendu dans cet état pour des motifs différents en 1993 et 1994. J’y suis allé presque chaque année jusqu’à l’an 2000, soi dans ce cadre, soi pour participer à des programmes d’éducation autonomes. J’y suis enfin retourné à l’été 2006 et ai pu prendre conscience du chemin parcouru et des difficultés qui demeurent, alors que les médias se sont totalement détournés de la question du Chiapas.

[1] Le Chiapas : état du sud-est mexicain (le Mexique en compte 31)

[2] La communauté : au Mexique, les amérindiens fonctionnent sur le mode de la communauté. Pour eux, la terre ne peut appartenir à une seule personne. Ainsi toute la terre dépendant d’un village, est la propriété collective de ce village. On parlera donc de communauté pour désigner le village fonctionnant selon ce principe mais aussi les terres qui en dépendent. Celles-ci sont divisées en ejidos, des lopins que l’on répartit entre les hommes pour qu’ils les travaillent. Si un homme ne travaille pas la parcelle qui lui a été attribuée, on la lui retire et on la confie à quelqu’un d’autre. Un acquis de la révolution voulait que ces terres communautaires ne puissent être vendues. Le prédécesseur d’Ernesto Zedillo, Carlos Salinas de Gortari, a réformé l’article 27 de la constitution de 1917, privatisant l’ejido et rendant légal la vente des terres de la communauté. Cette réforme faite pour servir les intérêts de l’agro-industrie et pour satisfaire aux exigences de libre-marché du Canada et des Etats-Unis avant de rentrer dans l’ALENA (Accord de Libre Echange Nord Américain) a été prise comme une véritable déclaration de guerre car elle foule au pied le modèle d’organisation et les valeurs des amérindiens, ainsi que les acquis de la révolution de 1910.

[3] Les droits humains : on préférera le terme de droits humains à celui de droits de l'homme, tout d'abord parce qu'il est plus proche de son équivalent castillan : on dit derechos humanos et non derechos del hombre, de même qu'en anglais on ne parle pas de man's rignhts mais bien de human's rights. Cette spécificité française s'explique par le fait qu'à la révolution de 1789, les droits de l'homme ne s'appliquaient pas à la femme qui ne sera reconnue comme citoyenne à part entière avec le droit de vote à partir de 1944. "Homme" a donc ici une acceptation spécifique et non universelle, qu'il convient de nos jours de dépasser par un thème plus adéquat.


2° DES OBSERVATEURS DES DROITS HUMAINS DIFFERENTS

Les Campements Civils pour la Paix existent toujours. Je m’attendais bien sûr à ce que l’affluence des observateurs ait diminué. En effet, le Chiapas semble à première vue "passé de mode" puisqu’il ne jouit plus de la médiatisation des premières années. De fait, à quelques rares mais notoires exceptions, la majorité des comités de soutien aux zapatistes dont l’un des rôles principaux était l’acheminement des volontaires[4] vers les campements civils, ont disparu. Mais plus que le nombre décroissant des observateurs que l’on peut déplorer, c’est l’origine de ces derniers qui m’a étonné. Jusqu’à l’an 2000, la majorité des observateurs, bien devant les Français, était constituée par des basques d’Euzkadi[5] et des Italiens, extrêmement présents et très engagés. Le choix d’être observateur des droits humains à cette époque, en dépit de la neutralité de façade, soyons honnête, était le fruit d’une démarche politique sympathisante et souvent radicale. J’ai, en 2006, assisté aux ateliers de préparation qu’organise le centre des droits humains Fray Bartolomé de las Casas, qui accrédite les observateurs et se charge de les répartir dans les communautés où leur présence sera la plus utile. Très jeunes dans l’ensemble, les volontaires venaient d’un peu partout, Allemagne, Etats-Unis, Equateur, etc. avec un esprit plus humanitaire que politique. Quant aux Basques et aux Italiens, ils étaient aux abonnés absents. En ce qui me concerne enfin, j’étais le seul Français du groupe…

[4] En principe, il faut une recommandation émise par un de ces comités de soutien pour être accrédité par le centre des droits humains de San Cristóbal comme observateur.

[5] Euzkadi : c'est le nom de la partie du Pays Basque occupée par le "pays" Espagne.


3° JEUNESSE REBELLE

Le Chiapas n’est peut-être plus le terreau où une jeunesse désireuse de changer le monde vient apprendre de l’expérience novatrice de leurs frères amérindiens. Je me souviens, après des journées passées à enseigner aux enfants et parfois aux adultes ou à travailler sur des projets pour installer l’eau courante, sans relâcher notre vigilance par rapport aux mouvements de l’armée ou des paramilitaires, des longues conversations entre "campamentistas" autour du feu de bois. Nous discutions de la question basque et de ses différentes formes de lutte, du combat antifasciste des Allemands, des expériences autonomes dans les squats français, de la radicalité des anarchistes espagnols, du sens de l’organisation des communistes chiliens en exil, des préoccupations des Italiens pour le Kosovo [6]. Ces Campements Civils pour la Paix, quoique pacifistes et toutes proportions gardées, faisaient alors revivre l’esprit des brigades internationales ou des engagés du Nicaragua. C’était un endroit de rencontre, en premier lieu avec les zapatistes bien sûr, mais aussi pour une jeunesse européenne pleine d’espérance et de révolte à la fois. Je n’ai pas ressenti cette atmosphère en 2006.

[6] Ils auraient voulu reproduire le concept de Campement Civil pour la Paix là-bas. Leurs craintes devaient devenir réalité en 1999 avec la tentative de génocide serbe.


4° DU ZAPATISME A L'ALTERMONDIALISME

Il faut dire que depuis les zapatistes, et à leur initiative en partie, d’autres espaces se sont ouverts. Alors que la gauche européenne était sonnée après la chute du mur de Berlin et avait le plus grand mal à proposer quelque chose de neuf[7], un souffle nouveau s’est levé en Amérique Latine. Cette tendance se confirme aujourd’hui sur un plan électoral avec les victoires de Chávez, Morales, Correa[8] pour ne citer que les principaux. Les zapatistes, se méfiant du pouvoir pour leur part, ont choisi un combat qui n’est pas électoraliste. Comme l’écrivait un journaliste dans le journal « Rouge » du 19 juillet 2001, le mouvement altermondialiste « n’aurait probablement pas connu une telle importance sans le mouvement des zapatistes, qui ont été des précurseurs en défendant à la fois les identités spécifiques des plus pauvres et une alternative globale au néolibéralisme ». Allons plus loin : en appelant dès 1996 à un rassemblement nommé, non sans un certain humour emphatique, « Rencontres intergalactiques pour l’Humanité et contre le néolibéralisme », les zapatistes ont été à l’initiative du premier grand rassemblement altermondialiste qui inaugurait ceux de Seattle, de Gêne, la création des Forums Sociaux Mondiaux à Porto Alegre, Mumbaï, etc. Les luttes ne disparaissent donc pas, au contraire, elles s’élargissent, elles prennent de l’ampleur. Le mouvement altermondialiste lui, n’oublie pas qu’il est né au Chiapas.

[7] quand elle ne trahissait pas toutes ses valeurs comme le parti socialiste français notamment dont la collusion avec les idées et les appareils de la droite sont chaque jour plus évidents.

[8] Chavez, Morales et Correa : respectivement présidents du Venezuela, de Bolivie et d'Equateur. Ils tentent de définir "le socialisme du XXIème siècle".



5° LA PORTE DE LA SELVA


La deuxième surprise, pour moi, a été que si la militarisation de l’état est toujours aussi importante en terme d’effectifs, il est aujourd’hui beaucoup plus facile de circuler qu’auparavant pour se rendre dans une communauté zapatiste. L’ambiance à Ocosingo, autoproclamée « porte de la selva » et point de passage presque obligé pour accéder à de nombreuses zones zapatistes, est beaucoup moins hostile aujourd’hui qu’elle ne l’était hier. L’ouverture au public des ruines archéologiques de Toniná toutes proches attirent pas mal de touristes. On est du coup beaucoup moins repérable qu’avant. Le sentiment de clandestinité est d’autant moins fort que l’on n’est plus obligé de "passer" avant le lever du jour, depuis que le fameux barrage de la migra, la police migratoire, n’existe plus. Fini le rituel de débarquer avant l’aube, le sac plein à craquer, contenant la nourriture pour au moins deux semaines. On prenait alors un bol de riz-au-lait à la cannelle au marché qui se réveillait, en attendant le l’espèce de bétaillère dans laquelle nous allions nous entasser et qui allait nous conduire à notre destination. Nous n’avons plus, par ailleurs, rencontré aucun barrage de l’armée, chose impensable il y a quelques années, sur la piste qui nous a conduit à la communauté choisie par le Fray Ba[9], dans la cañada de las Tazas. Avant l’an 2000, il fallait ruser, prétendre qu’on se rendait aux lacs de Montebello ou qu’on partait à la recherche d’une espèce de papillon endémique… On poussait un ouf de soulagement lorsque l’officier nous faisait remonter dans la bétaillère qui fait ici office de transport public. Cependant on gardait une certaine appréhension, car nos noms et références de passeport avaient dûment été consignés et nous redoutions tous de nous trouver sur la fameuse liste noire qui interdirait le renouvellement ou la prolongation de notre visa. Lorsqu’on revenait à la même communauté et que les zapatistes nous faisaient confiance, ils nous montraient les chemins de traverse qui permettaient d’éviter les barrages fixes. En 2006, sur ce parcours, on a plus ces préoccupations là, même si on passe à côté de deux bases militaires, celle de Toniná et celle de la Península.

[9] le Fray Ba : surnom affectueux du centre des droits humains Fray Bartolomé de las Casas, dépendant du diocèse de San Cristóbal et fondé par l’évêque Samuel Ruiz. Ce dernier, proche de la théologie de la libération, a servi d’intermédiaire entre les zapatistes et par le gouvernement de Salinas de Gortari lors des premières négociations dites de la cathédrale. Considéré comme évêque rouge par les élites économiques et politiques chiapanèque qui le détestent, il a pris sa retraite il y a peu.


6° DISSUASION

Enfin, heureusement, pendant ce séjour, aucune menace ou attaque n’a été perpétrée contre le village où je me trouvais. Ca n’a pas toujours été le cas les années antérieures. Il est vrai que c’est précisément le sens de la présence des observateurs des droits humains, que de dissuader ce type d’actions sous peine de les voir divulguer internationalement. Or, à la différence de la Colombie par exemple, on sait l’importance que le Mexique, soucieux de présenter une stabilité rassurante pour les éventuels investisseurs, accorde à son image. J’ai cependant pu noter le passage d’environ deux véhicules de l’armée fédérale en moyenne par jour dans le village, qui ne se sont heureusement jamais arrêtés. En revanche, lors de ces passages, des militaires filment parfois en passant avec de petits caméscopes. J’ai moi-même été filmé au moins deux fois avant que je ne m’en rende compte. Je ne sais pas s’ils font ça tout simplement pour intimider ou s’il s’agit d’un travail d’intelligence militaire[10]. Par contre, ce dont j'ai pu me rendre compte, c'est que les véhicules, depuis lesquels des soldats filment, n'ont pas de plaque d'immatriculation, contrairement aux autres, comme s'ils craignaient qu'on puisse les dénoncer dans nos rapports.

[10] Intelligence militaire : je sais, je sais, c’est un oxymore…

(à suivre)

Trikess (FG)

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